La tribune publiée dans Le Monde le 23 novembre 2021 poussait un cri. Un cri qui a résonné plusieurs semaines et qui a été repris par plus de 7 500 magistrats, fonctionnaires de greffe et auditeurs de justice, soutenus par les chefs de juridiction et de très nombreux avocats qui se sont exprimés individuellement ou collectivement.
Ce cri a dit la souffrance éthique qu’est de rendre la justice dans un contexte où nous ne sommes pas assez nombreux, où les moyens sont dérisoires par rapport aux besoins, aux injonctions qui nous sont adressées ainsi qu’aux réformes successives.
Autant d’éléments qui ont progressivement affecté notre travail, en réduisant la part de la collégialité, de l’audience, de l’écoute des justiciables, en favorisant la visioconférence, les procédures rapides et en faisant de la procédure un moyen d’entraver l’accès à la justice plutôt qu’un moyen de garantir les droits de chaque partie.
Délais inacceptables
C’est pourquoi agents des greffes et avocats se sont retrouvés dans ce cri :
– les fonctionnaires de greffe dont les effectifs sont insuffisants ne peuvent plus accomplir l’ensemble de leurs missions sereinement et dans les temps alors qu’ils savent ce qu’est l’attente des justiciables avec qui ils sont en relation directe ;
– les avocats soucieux d’un meilleur accès au droit, qui dénoncent ce manque de moyens depuis longtemps et le désinvestissement chronique, qui doivent expliquer à leurs clients ces délais inacceptables et pourquoi le juge n’a que si peu de temps à consacrer à leur écoute ou n’a pas suffisamment motivé sa décision, et à qui les magistrats en viennent à demander de moins plaider pour ne pas allonger les audiences en contradiction avec l’exercice d’une défense de qualité.
Cette souffrance éthique, tous les agents qui exercent un métier de justice la partagent :
– les travailleurs sociaux de la protection judiciaire de la jeunesse, qui devront prendre en charge une mesure éducative plusieurs semaines ou plusieurs mois après que le juge l’a ordonnée alors que, pendant ce temps, la situation du mineur dont le suivi leur est confié se sera dégradée ;
Epuisements et suicides
– les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation, qui ne peuvent pas consacrer le temps nécessaire à un probationnaire pour évaluer sa situation et adapter le suivi, ou ne pourront pas travailler un projet de réinsertion avec telle personne détenue qui ne parle pas français parce qu’aucun interprète n’est présent dans la maison d’arrêt ;
– les agents de l’administration pénitentiaire qui subissent les pressions de la surpopulation carcérale en l’absence d’un dispositif de régulation pour maintenir le taux d’occupation des établissements pénitentiaires à hauteur de leurs capacités.
Dans tous ces métiers, les épuisements professionnels et les suicides surviennent, mais le ministère de la justice se garde bien de les compter et de s’interroger sur le lien avec les conditions de travail.
Nous l’affirmons, ce n’est pas en ne les comptant pas ou en n’en parlant pas qu’ils disparaissent ! En retour à ces échos, le mot d’ordre principal de la mobilisation massive du 15 décembre 2021, lors de laquelle 12 % des magistrats ont fait grève et de nombreux personnels de justice et avocats se sont rassemblés devant les marches des palais de justice dans tout le territoire, a porté sur les moyens de la justice, dont l’augmentation est indispensable pour avoir le temps d’écouter, de délibérer, de motiver, de plaider, de conclure, en bref, d’exercer pleinement nos missions dans des délais raisonnables et des conditions dignes.
Deux cents postes au lieu de dix mille
Ramener le budget de la justice au niveau des pays de produit intérieur brut (PIB) équivalent à la France est aujourd’hui une urgence vitale pour lui permettre de fonctionner correctement et d’être accessible à toutes et tous, par le biais notamment de la revalorisation de l’aide juridictionnelle.
C’est la raison pour laquelle l’action des organisations syndicales et professionnelles se poursuit. En effet, les réponses du ministère ont été tout aussi indigentes que le budget, qui ne peut être qualifié d’historique tant il est insuffisant pour combler notre retard. La pérennisation des agents contractuels – encore très incertaine – ne suffira pas à combler les besoins et se fait au mépris du statut des fonctionnaires et de la qualité de leur formation.
L’augmentation de la seule promotion 2022 des futurs magistrats ne permettra aucunement de rattraper le retard de la France, puisqu’il ne s’agit que de créer deux cents postes supplémentaires quand il en faudrait dix mille.
L’accélération des travaux sur l’évaluation de la charge de travail des magistrats n’apporte aucune garantie sur leur aboutissement, outre qu’aucune réflexion sur la charge de travail des greffes ou d’autres catégories d’agents n’est envisagée alors que les outils de mesure actuels sont largement décriés. Que dire enfin de la promesse d’un poste de psychologue par cour d’appel pour les professionnels, si aucune action n’est engagée sur les causes du mal-être ?
Non-respect de la législation
Le 25 janvier, les organisations syndicales représentées au comité d’hygiène, de santé et de sécurité au travail ministériel ont voté à l’unanimité une expertise sur le risque grave pour la santé des agents que leur fait courir le ministère de la justice. Il s’agit de placer enfin l’administration devant ses responsabilités et d’objectiver ce qui, dans l’organisation du travail, met en danger la santé des agents.
Une première explication de ce risque grave peut être trouvée dans le non-respect de la législation du travail, que ce soit l’amplitude horaire, l’absence de temps de récupération ou la non-rémunération des heures supplémentaires des fonctionnaires de greffe. La Commission européenne a ainsi été saisie du manquement de la France à ses obligations de respect de la directive du 23 novembre 1993 relative au temps de travail concernant la réglementation en vigueur sur le temps de travail des magistrats.
Le cri continue de résonner. Reste à attendre qu’il soit entendu et que la réaction de l’administration soit à la hauteur de ces interpellations. La première réponse de refus apportée par la secrétaire générale du ministère de la justice à la demande d’expertise laisse augurer que cela ne sera pas le cas.
Il est certain que, maintenant que des mots clairs ont été posés, le déni n’est plus possible.
Liste des signataires : Isabelle Besnier-Houben, secrétaire générale du Syndicat des greffes de France ; Michel Besseau et Guillaume Grassaud, représentants CFDT ; Marion Bonneaud et Benjamin Bons, CGT Insertion probation ; Séverine Brunovic, secrétaire générale adjointe du Syndicat national FO Justice en charge de la filière administrative ; Marion Cackel, présidente de l’Association française des magistrats instructeurs ; Cyril Jouve, président de l’Association des jeunes magistrats ; Claire Dujardin, avocate, présidente du Syndicat des avocats de France ; Jacqueline Francisco et Sonia Ollivier, co secrétaires nationales du Syndicat national des personnels de l’éducation et du social-Protection judiciaire de la jeunesse-Fédération syndicale unitaire (SNPES-PJJ-FSU) ; Karine Gaborit, présidente de la Confédération nationale des avocats ; Samuel Gauthier, secrétaire général CGT Pénitentiaire ; Catherine Gazzeri Rivet, présidente de l’Avenir des barreaux de France ; Laurent Griffon, président de l’Association nationale de l’exécution des peines ; Pierre Lecorcher et Josselin Valdenaire, co secrétaires généraux UNS CGT PJJ ; Cyril Papon, secrétaire général de la CGT des chancelleries et services judiciaires ; Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats ; Emmanuel Poinas, délégué général du syndicat CFDT-Magistrats ; Emmanuel Raskin, avocat, président de l’Association des avocats-conseils d’entreprises (ACE), Avocats ensemble ; Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature ; Laura Soudre, secrétaire générale de l’Union nationale des directeurs pénitentiaires d’insertion et de probation ; Simon Warynski, président de la Fédération nationale des unions de jeunes avocats.
Lien vers la tribune…..https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/25/justice-les-reponses-du-ministere-au-cri-des-magistrats-ont-ete-tout-aussi-indigentes-que-le-budget_6119074_3232.html