La question des ghettos reste d’actualité dans les quartiers sensibles et seule une réponse sociale peut changer la donne. En réponse à l’article de Maurice Berger paru dans le Figaro : « Non, la violence gratuite n’est pas due à la ghettoïsation ».

Les jeunes sont-ils de plus en plus violents et de moins en moins capables d’empathie vis-à-vis de leur victime ? ? Maurice Berger dans son article « : « Non, la violence gratuite n’est pas due à la ghettoïsation » paru au Figaro trace une voie simple. Les jeunes qui commettent des violences gratuites, le font de par un défaut d’éducation qui laisse des séquelles psychologiques, et de par des valeurs culturelles qui fonderaient une nouvelle hiérarchie des normes, avec au sommet la primauté de la loi « tribale » sur la loi nationale.

Ce point de vue, pour séduisant qu’il soit, me semble comporter un certain nombre de biais d’observation et méthodologiques, tout en ne définissant pas le terme de « ghettoïsation » et en l’utilisant dans un sens limitatif.

Pour Berger, les jeunes n’étant pas enfermés par la « société » dans des « ghettos » n’y vivent pas. Il me semble essentiel de rappeler que pour bon nombre de ghettos il n’y a pas de murs physiques empêchant les déplacements de populations. Les ghettos dans lesquels se retrouvaient cantonnés les juifs en Europe de l’Est sont surtout des quartiers de villages. Une loi, soit implicite, soit explicite, indique à la population ghettoïsée sa place.

Mais au-delà de la loi, l’entre-soi qu’implique le ghetto a une fonction sécurisante pour ceux qui y résident : la différence n’entrant pas dans la communauté, le fonctionnement social ne peut être impacté par l’extérieur. Au sein du ghetto, il y a la certitude de retrouver des codes communs, de valeurs communes. Dès lors l’extérieur est perçu comme un élément perturbateur, il remet en cause, et ce faisant il crée de l’insécurité et de la tension.

Les jeunes « hyper violents » avec lesquels je travaille ont effectivement beaucoup de mal à projeter une vie en dehors d’un lieu qui leur garantisse le maintien des codes dans lesquels ils ont grandi. Dès lors, le regard des autres quand ils sont contraints de sortir du ghetto, a une probabilité importante d’être jugeant. « Être en dehors du Ghetto, c’est donner à voir notre différence et donc d’être reconnu » or, si l’on appartient à une culture loin de la culture dominante, être reconnu c’est être jugé. Être jugé est vécu, le plus souvent par les individus comme une violence, les jeunes sont donc sous tension en dehors de leur quartier. Leur violence est donc en partie due à une vie en « ghetto » qui, ne les mettant que peu en face de la diversité, rend cette diversité agressive.

De plus, il existe un clivage entre la société « en les murs du ghetto » et la population extérieure, chacun se reconnaissant moins comme appartenant à la même communauté. Appartenir à des ensembles différents participe d’une autorisation du recours à la violence contre ceux qui ne sont « pas comme nous ». Il semble donc dangereux comme le fait Berger d’ignorer cet aspect de la construction de l’individu lié à l’environnement qui le cloisonne. Nous avons besoin de refaire société avec l’ensemble des parties du territoire pour éviter l’accroissement de la violence.

Enfin pour en terminer sur l’aspect purement analytique de la situation, les sociologues de la jeunesse (L. Muchielli parmi eux) et les historiens montrent que le niveau de délinquance d’une société est avant tout lié à l’évolution de la pauvreté. Les politiques n’ont que peu d’influence sur l’évolution de la délinquance, la qualité de vie influe, elle, grandement. En plaçant la seule cause de la délinquance sur le comportement de groupes et d’individu, Monsieur Berger nie le rôle joué par les politiques sociales et économique ou de l’aménagement du territoire. Il laisse entendre que seul un groupe porterait la responsabilité de ces comportements violents. Il me semble dangereux qu’une société se dédouane et affirme que les comportements déviants sont sans lien avec le vécu social de ceux qui agissent avec violence. Tout homme vit dans un environnement et un contexte socio-économique, et peu d’individus peuvent intervenir directement sur ces deux éléments. Il est évident que chaque individu porte une part de responsabilité dans son développement et ses comportements. Pour autant, la société dans son ensemble porte l’autre part de responsabilité. Le dialogue social est aussi celui d’une société qui entend les besoins des individus. De ce dialogue nait une rencontre qui permet à chacun de renoncer à certains points et de s’adapter à l’autre. Sans cette adaptation mutuelle, une distance se crée et au dialogue succède le silence. La psychanalyse n’ignore pas qu’en l’absence de mots, la violence et le passage à l’acte deviennent probables.

Il reste dans le discours de Monsieur Berger un argument d’autorité : étant un Docteur qui intervient depuis plus de 40 ans auprès de la population des jeunes violents, il sait, il peut affirmer. Qu’affirme-t-il ?

« En tant que médecin qui, depuis 40 ans, a le plus travaillé en France sur la prise en charge des enfants et adolescents violents, j’affirme que ces comportements extrêmes sont de plus en plus fréquents et de plus en plus graves. »

Étonnement, en tant qu’Éducateur de Milieu Ouvert au sein du Ministère de la Justice depuis plus de 15 ans, je ne constate pas la même évolution. La grande majorité des jeunes accompagnés le sont pour des vols avec violences (verbales ou avec violences légères) et pour une participation au trafic de stupéfiant (à petite échelle : cannabis). S’ils sont violents, la majorité de leur violence s’exprime à l’encontre d’autres jeunes, entre jeunes, quartiers contre quartiers. Les violences « gratuites » contre des personnes sont donc loin d’être la norme, mais elles sont celles qui font la une des médias, celles qui sont sensationnelles, qui font peur. Pour se faire reconnaitre, se créer une image médiatique, il est important d’en parler.

Monsieur Berger affirme de plus qu’« Aucun des jeunes que j’ai rencontrés n’a manifesté de réel sentiment de culpabilité pour ses violences ». Aucun ? Vraiment ? La question est souvent plus compliquée que cela. Le discours de surface de ces jeunes est empli des présupposés de ce qu’on nomme la culture de cité. En surface, il est vrai que la culpabilité n’est pas apparente. Mais au cours des entretiens menés, elle apparait souvent. Liée parfois à la désapprobation familiale, à la tristesse des parents de voir leurs enfants « mal tourner », mais elle est aussi souvent profondément intégrée. Il est en revanche compliqué de s’assumer comme étant l’auteur de violence grave, la violence est particulièrement dangereuse pour ceux qui la subissent, mais elle abime aussi ceux qui la pratiquent. Reconnaitre les qualités de la personne auteure de violence, dissocier personnalité et acte, permet souvent d’accéder à cette culpabilité, pour ensuite construire avec l’individu un parcours lui permettant de l’exprimer. De l’exprimer, pas de la faire naitre, car le plus souvent elle est présente, sous-jacente. À l’inverse je dirais « La plupart des jeunes que j’ai rencontrés ont manifesté un sentiment de culpabilité ». Il en reste certains, les plus inquiétants sans doute, qui ressemblent au tableau présenté par Monsieur BERGER. Mais nous venons de passer du « tous » sont insensibles à la douleur de l’autre, à un modèle de terrain dans lequel, « certains » peuvent l’apparaitre.

Il n’en reste pas moins que les remarques de Monsieur Berger restent valables en ce qui concerne la violence dont les jeunes ont pu être les victimes dans leur enfance, soit en subissant des coups, soit en étant spectateurs de la violence d’autres. De même la relation « parents-enfants » est possiblement polluée par les écrans. Enfin, l’importance des jeux symboliques entre enfants et parents et simplement pour l’enfant est essentielle, et un peu balayée par l’industrie du jeu vidéo.

Pour autant, l’analyse sans nuance de Monsieur Berger me semble porter atteinte à des jeunes qui sont déjà fortement stigmatisés dans notre société, et ajouter de la stigmatisation à la stigmatisation me semble contreproductif. Ce dont ces jeunes ont besoin est peut-être d’une réponse pénale différente. Le débat est intéressant en soi, et les Contrôles Judiciaires apparaissent parfois se multiplier dangereusement pour des jeunes. Mais ce dont les jeunes ont le plus besoin au terme de cette analyse tient plus à une soif de reconnaissance, à être mis en contact avec la diversité afin de ne pas la percevoir comme « persécutante », d’avoir confiance dans un avenir, de se sentir comme appartenant à la même communauté que la communauté nationale.