Faute de moyens humains suffisants, les magistrats peinent à faire face à la hausse des violences liées au trafic de drogue. Par Luc Leroux (Marseille, correspondant Le monde)
Un été marqué par une douzaine d’assassinats – dont ceux d’une jeune fille de 17 ans et d’un adolescent de 14 ans : Marseille connaît une crise aiguë, liée à l’emprise du narcobanditisme sur des quartiers entiers, un des maux qu’Emmanuel Macron vient tenter de guérir. Au palais de justice, les magistrats chargés de lutter contre le crime organisé et les juges des enfants l’ont dit à Eric Dupond-Moretti, le garde des sceaux, venu le 24 août présenter le nouveau code de la justice pénale des mineurs : « Marseille a besoin d’un plan Marshall, d’une mobilisation de toutes les forces. »
Coordonnatrice des onze juges des enfants, Laurence Bellon a exercé les mêmes fonctions à Lille, Lyon, Saint-Etienne… A Marseille, elle est« estomaquée par la grande précarité et la grande violence de la ville ». « C’est quelque chose de hors norme, constate-t-elle. Au tribunal pour enfants, nous sommes confrontés à la mort d’un mineur tous les six mois en moyenne, ce n’est le cas nulle part ailleurs. A plusieurs reprises, en audience, un jeune a relevé son tee-shirt pour montrer au tribunal son dos lacéré de coups de couteau. Il y a un mois, c’était à l’aide d’un câble électrique qu’il avait été frappé. »
« Une partie de l’épuisement des juges des enfants, analyse Mme Bellon, vient du fait qu’on est fréquemment confronté à toutes les formes de violences. » Enlèvements, séquestrations dans le coffre d’une voiture, kalachnikov posée sur la tempe, les jeunes guetteurs et charbonneurs (revendeurs de drogues) sont les premières victimes des réseaux et les soldats exposés des guerres de territoires. S’y ajoutent le travail forcé – de plus en plus, il n’est pas possible de refuser d’être recruté – et le principe de la dette, qui contraint au travail gratuit sous prétexte qu’il faut rembourser la drogue que la police a saisie. Laurence Bellon a même dû organiser l’exfiltration d’un mineur hospitalisé après avoir été blessé par balle car il était pourchassé jusque dans l’établissement où il était soigné. « On est parfois à deux doigts d’ouvrir des procédures pour traite d’êtres humains », explique une magistrate du parquet.
« Occasions perdues »
Chaque année à Marseille, 800 mineurs sont déférés, c’est-à-dire conduits dans le bureau d’un juge des enfants à l’issue d’une garde à vue. Réservée aux affaires les plus graves, la procédure du défèrement représente, à Marseille, 50 % des ouvertures de procédures quand son chiffre moyen national est de 20 %. Parmi ces jeunes déférés, près de deux cent cinquante n’habitent pas Marseille mais viennent d’autres régions, recrutés par le biais des réseaux sociaux par les trafiquants de stupéfiants, en quête permanente de main-d’œuvre. « Ils recherchent des employés à même de soigner la relation avec la clientèle, explique Laurence Bellon, donc on trouve peu de mineurs étrangers non accompagnés pour des questions de langue ou de mineurs totalement marginalisés. Ils recrutent des jeunes qui ont tenu la route et deviennent fragiles à un moment donné. J’ai vu un jeune Grenoblois, en 1re S avec six ans de conservatoire, devenir en six mois un véritable clochard travaillant pour le réseau de Félix-Pyat [une cité très pauvre, haut lieu du commerce de drogue]. »
Chaque magistrat doit gérer 500 familles en assistance éducative et 130 mineurs poursuivis au pénal.
Si deux postes de juges des enfants ont été créés depuis 2018 à Marseille, la charge de travail reste écrasante : chaque magistrat doit gérer 500 familles en assistance éducative et 130 mineurs poursuivis au pénal. La masse est telle que les partenaires associatifs n’arrivent plus à mettre en œuvre l’assistance éducative en milieu ouvert ordonnée par les juges des enfants.
Dans les Bouches-du-Rhône, 900 mesures sont en attente de prise en charge, dont 600 à Marseille, avec un délai d’attente de plus d’un an dans le 3e arrondissement et les quartiers nord de Marseille, là où les choses sont justement les plus urgentes. Les juges des enfants signent des ordonnances de renouvellement alors qu’un éducateur n’a pas encore établi le premier contact avec la famille. « Lorsqu’on sait que 75 % des mineurs qui entrent dans la délinquance ont auparavant été sous le coup d’une mesure d’assistance éducative, ce sont autant d’occasions perdues », ajoute un éducateur.
Avec 1 100 enquêtes ouvertes sur les huit premiers mois de 2021 – contre 700 sur la même période en 2019 –, les affaires de stupéfiants représentent, à Marseille, 17 % des poursuites pénales. Concernant les violences hors contexte conjugal, « c’est très impressionnant aussi », constate Dominique Laurens, procureure de la République. Au 31 août, le parquet a déjà enregistré 3 500 affaires contre 2 845 en 2019. « Des quartiers entiers voient l’espace public confisqué par les trafiquants, des cités sont prisonnières, note le procureur. Les enfants sont les premières victimes qui voient leur mère contrôlée, qui entendent des tirs, voient pour certains des armes de guerre, quand ce n’est pas des corps. »
Surenchère de la violence
« La tête sous l’eau » eux aussi, les juges d’instruction et les magistrats du parquet de la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) chargés du crime organisé croulent sous les dossiers de trafics de stupéfiants dans les cités, de règlements de comptes, d’enlèvements, de « jambisations » – une balle logée dans la jambe en guise de punition ou d’avertissement… Un des quatre juges d’instruction spécifiquement chargés du narcobanditisme marseillais regrette de ne pas avoir le temps de lancer des enquêtes sur les réseaux d’armes, sur les groupes criminels marseillais dans leur globalité. « Dans mon cabinet, explique-t-il, j’ai 62 dossiers, 200 personnes mises en examen, dont 73 sont détenues. Entre la gestion de la détention – rapports de l’administration pénitentiaire, permis de visite, demande d’accès au téléphone… – et le travail répétitif comme les commissions rogatoires pour mettre en place les interceptions téléphoniques, les sonorisations, on traite le fait accompli, l’actualité, au détriment d’un travail de fond. »
Selon ce juge d’instruction, qui se dit « sidéré par l’importance des dossiers, leur gravité, avec des armes partout et des violences ahurissantes, jamais vues ailleurs », le problème des stupéfiants à Marseille tournerait autour d’une centaine d’individus et de cinq ou six « très gros » à l’abri à l’étranger, au Maroc et, plus sûrement, à Dubaï (Emirats arabes unis).
Les magistrats de la lutte contre le narcobanditisme assistent, impuissants, à une surenchère de la violence. En janvier, le corps d’une victime tuée par balle a été démembré. Pour la première fois, le 22 août, une victime tabassée, enlevée et jetée dans le coffre d’un véhicule a été brûlée vive, du jamais-vu, un cran au-dessus du « barbecue », nom donné par les policiers à la pratique qui consiste à incendier un véhicule contenant les armes et un cadavre.
« Je ne serais pas surpris que, dans les six mois, on voie le corps d’une victime d’un règlement de comptes pendu à un pont dans la ville », s’alarme le juge d’instruction.
« Je ne serais pas surpris que, dans les six mois, on voie le corps d’une victime d’un règlement de comptes pendu à un pont dans la ville », s’alarme le juge d’instruction. La violence est palpable dans ses interrogatoires : « Lorsqu’il m’arrive de proposer le statut de repenti et la protection qui va avec, on me répond : “Face à eux, vous n’êtes pas assez forts pour me protéger.” » Souhaitant une prise en compte des spécificités marseillaises, Annaïck Le Goff, chargée de la coordination de la JIRS, considère que « des renforts sont nécessaires, de magistrats et de greffiers, mais aussi en matière d’aide à la décision, en juristes assistants pour la motivation de certains actes, car on manque de temps. On passe notre temps à bricoler, on manque même de place dans nos bureaux pour stocker nos dossiers. Et, pourtant, on ne s’en sort pas si mal ».
Assemblée générale syndicale 27 septembre entre 12h et 14h au STEI Marseille
30 septembre grève contre le CJPM
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